08 décembre 2009

Conversation secrète.


-"MAIS ENFIN, QU'EST CE QUE C'EST QUE CE BORDEL ? " vociféra le président.
Dans son bureau aux dorures d'apparat, le président virait au cramoisi. Il venait de recevoir les chiffres du chômage, de l'inflation et des importations.
Et le classement des super-puissances mondiales venait d'être publié. Son pays venait de dégringoler de 5 places.
-" Ce sont les chiffres du semestre, monsieur le président." déclara son conseiller.
-"Je vois bien que ce que c'est ! tonna le président. "ce que je veux savoir, c'est pourquoi on est dans cette merde !"
Un silence se fit dans le bureau.
-"Bertholet ! lança le président sans lever les yeux de ses feuilles "Expliquez moi ça!".
Le conseiller se racla la gorge.
-" Eh bien, monsieur le président, la conjoncture mondiale est au plus bas, et les indicateurs financier..."
-"Arrêtez avec votre baratin ! le coupa le président. Vous me faites chier ! Ne me prenez pas pour un con. J'ai demandé une explication, pas un discours. Les discours, c'est mon domaine!".
Le silence se fit.
-"Allez, sortez ! Tous !"
Les conseillers quittèrent le bureau aussi vite que la dignité le leur permettait.

Une fois le dernier sorti et la porte refermée, le président se retrouva seul face à ces chiffres qu'il n'arrivait pas à croire. Il appuya sur le bouton d'un interphone posé sur le bureau.
Sa colère était retombée.
-" Philippe, viens me voir s'il te plaît" appela-t-il sur un ton calme.
Par une porte de côté presque dissimulée par les boiseries, un homme d'une cinquantaine d'années entra sans frapper et vint s'asseoir sur le coin du bureau présidentiel.
-"Qu'est ce qu'il y a ?" demanda-t-il.
-"Tu as vu les chiffres ?"
-"Oui."
-" Tu peux m'expliquer ?"
-"Oui"
-"Je t'écoute".
Le président continuait de parcourir les colonnes de chiffres et de statistique.
Philippe se leva pour faire les cents pas tout en parlant.
-"Oh ! eh ben, c'est assez simple. Le chômage monte parce que les entreprises n'embauchent pas. Du coup, elles n'arrivent pas à fabriquer, donc on n'exporte pas, donc on ne vend pas assez, donc on a des dettes, donc notre puissance économique baisse."
-" Oui, d'accord. Mais pourquoi elles n'embauchent pas ? Je leur ai pourtant laissé la bride sur le cou, non ? La flexibilité, pas de salaire minimum, une baisse des impots et de la tva. Je leur ai offert des marchés qui avant étaient réservés au service public. Je ne vois pas ce qu'il leur faut de plus!"
-"Le probleme, ce n'est pas d'embaucher, mais de trouver QUI embaucher"
-...
-"Il y a pleins de chomeurs, en effet, mais le niveau est dramatiquement bas.
-"Mais enfin, j'ai pourtant tout fait pour que les formation soient de plus en plus qualifiées et spécialisées. Les gosses sortent du Bac en étant déjà spécialisés !"
-"Ben oui, mais ils ne savent rien faire"
-" Eh ben, ils font une formation en alternance ou un stage pour apprendre le reste."
-" Ah mais c'est pas possible ça, mon vieux."
-" Comment ça, c'est pas possible ?"
-" Ben non, il n'y a pas de formateurs".
-...
-" Comme tu as spécialisé tout le monde dans sa branche d'activité, personne n'a les capacités pour former les autres. Ils sont tous des super techniciens ou des super cerveaux, mais pas un seul ne sait comment le transmettre. Ceux qui ont un savoir ne savent pas le transmettre, et ceux qui savent enseigner n'ont rien à enseigner."
-" Ne te fous pas de moi. On n'a qu'à les mettre ensemble dans la même pièce et ils arriveront à un résultat".
Philippe émis un petit rire.
-"Quoi ? "tonna le président
-" On a bien essayé. mais on a eu des surprises. Tu vois, les techniciens sont venus. Ils étaient tous là à l'heure pile, prêts à bosser. Par contre pas un des littéraires n'est venu."
-'" Pas un ?"
-" Enfin, pas un n'est arrivé. Tu sais, les littéraires de maintenant ne sont pas vraiment à l'aise avec la technique, les transports, les horaires, tout ça...A force de se spécialiser dans la recherche pure, il ont un peu coupé les amarres avec les préoccupations quotidiennes. Alors, souvent, ils oublient les rendez vous, les horaires de train, les correspondances de métro. ..
Ah si, pardon !  y'en a un qui est arrivé en tout cas. On l'a trouvé devant l'ascenceur, absorbé dans l'examen du bouton d'appel qui clignotait. Il prenait des notes sur un carnet. Il est resté toute la journée comme ça. Impossible de le déloger. Un pouvoir de concentration incroyable!"
-" Et les autres... les techniciens. Ils ont fait quoi ?"
-" Ah ben ils sont partis, hein. Et ils ont piqués des trucs dans les bureaux en partant."
-" QUOI?" vociféra le président.
-" Ben oui ! Tu sais, pour eux, c'est le résultat et l'efficacité qui compte. Ils étaient là à l'heure ; chaque heure doit rapporter quelque chose, donc si ils ne gagnent rien, ils réclament quelque chose en échange. C'est la culture du résultat."
-" Mais c'est dégueulasse. On leur propose une formation et ils veulent qu'on les paye ? C'est immoral"
-" Bof, tu sais, la morale et eux....N'oublie pas qu'ils n'ont appris que les maths et la physique pendant toutes leurs études, alors tout ce qui compte, c'est le résultat."
-"Alors ils veulent recevoir quelque chose sans rien donner ? C'est insensé ! Rien ne peut fonctionner comme ça. Les exemples ne manquent pas dans le passé. "
-" Tu as raison, mais ils n'en savent rien."
-" Tu vas me dire qu'ils sont amnésique, en plus ?"
Philippe sourit.
-"Non. Pas du tout. Mais souviens toi. C'est TOI qui a voulu qu'ils se spécialisent A FOND. Ils n'ont pas appris l'Histoire depuis l'école primaire où on leur a parlé des hommes préhistoriques et de nos ancêtres les gaulois. Ils n'ont aucune autre valeur que celle enseignée par l'algèbre, la physique et la relativité appliquée. Alors la morale, tu penses s'ils en sont loin."
Le président resta songeur.
"Alors tu es en train de me dire qu'on a fabriqué une génération de cerveaux sur jambe et de débiles surdoués, c'est ça ?"
-"Il y a un peu de ça en effet. Mais rassure toi : il y a bien quelques récalcitrants qui ont continué à lire, à toucher à tout, à faire des activités artistiques, à aller se promener à la campagne et à avoir des hobbies. Ceux-là vont être très utiles pour l'avenir. Tu les reconnaitra facilement ; Ce sont ceux qui te font chier depuis que tu as été élu.
Ce sont les moins faciles à convaincre, les moins faciles à embriguader, les empecheurs-de-gouverner-en-rond, en quelque sorte. Tu vas devoir commencer à travailler avec eux."
-"Pourquoi tu ne m'as pas dit ça à l'époque ?"
-"Je te l'ai dit. On a été beaucoup à te le dire. Mais tu voulais du chiffre. Des résultats... Tu n'as pas voulu voir les prévisions à long terme. Tu disais que je freinais le progrès, que je représentais l'immobilisme, le passé. Tu voulais faire table rase de l'héritage de la contestation estudiantine. Tu voulais emmener le pays ailleurs avec ta vision personnelle. Eh bien, tu l'y a emmené. Nous y sommes : Tu t'es arrangé pour rabaisser la possibilité de contestation en transformant les jeunes en outils pour les entreprises, et tu te retrouves avec 50 millions d'outils et personne pour s'en servir."
Le président eut un geste exaspéré.
-"Ca va, arrête ! Ne recommence pas."
-" J'arrête. rassure-toi. C'est pour toi que tout va commencer maintenant. Tu voulais tous les pouvoirs, tu les as. Tu voulais que la population soit plus flexible, elle l'est. Mais je ne sais pas vraiment ce que tu vas pouvoir faire de 50 millions de gens comme ça. Je te souhaite bon courage. Tu les as rendus tellement incapable de réflechir qu'ils risquent de venir prendre ton bureau d'assaut, comme au bon vieux temps de la royauté."
-" Tu dis n'importe quoi. Ils n'oseront pas."
-" Mais si. Tu te souviens de cette phrase hilarante, dans ce film pas vraiment bling-bling ? : Les cons, ça ose tout. C'est même à ça qu'on les reconnait."

1 commentaire:

Vincent François a dit…

C'est marrant que tu finisses par Les tontons flingueurs parce que je trouvais que ça commençait comme Le président avec Gabin et Blier.

J'aime beaucoup la culture du résultat!